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PAUL SHELDON
LE RETOUR DE MISERY
POUR ANNIE WILKES
Chapitre 1
Pendant quelques instants, Geoffrey Alliburton ne fut pas sûr de l’identité du vieil homme debout à sa porte, et cela ne tenait pas seulement au fait que la cloche l’avait tiré de l’assoupissement qui le gagnait. Ce qu’il y avait d’irritant dans la vie d’un village, songea-t-il, était qu’il n’y vivait pas suffisamment de gens pour que certains vous fussent parfaitement étrangers ; au lieu de cela, il y avait toute une partie de la population que l’on avait du mal à situer rapidement. Il fallait même parfois se raccrocher à une ressemblance et air de famille – méthode délicate, bien entendu, car on ne pouvait écarter (même si la chose était rare) les coïncidences d’une bâtardise cachée. On arrivait en général à se tirer de ce genre de situation ; peu importait que l’on eût l’impression de radoter tout en s’efforçant de poursuivre une conversation ordinaire avec une personne dont on aurait dû se rappeler le nom mais que l’on n’arrivait pas à retrouver. Les choses n’atteignaient des proportions d’embarras réellement astronomiques que lorsque deux visages familiers se présentaient en même temps et que l’on se sentait obligé de faire les présentations.
"J’espère que je ne vous dérange pas, Monsieur", dit le visiteur. Il tordait nerveusement entre ses mains une méchante casquette de tissu et, à la lueur de la lampe que Geoffrey tenait à la main, il présentait un visage creusé de rides, jaunâtre, où on lisait une inquiétude terrible, sinon la peur. "C’est juste que je n’ai pas voulu aller voir le Dr Bookings et que je n’ai pas plus voulu déranger Sa Seigneurie. En tout cas, pas sans vous avoir parlé avant, Monsieur, si vous voyez ce que je veux dire. "
Geoffrey ne voyait rien, mais tout d’un coup, la lumière se fit sur un autre point : il savait qui était ce visiteur tardif. La mention du "docteur" Bookings, le ministre de l’Eglise anglicane de Little Dunthorpe, avait suffi. Trois jours auparavant, le Dr Bookings avait présidé aux derniers rites pour Misery, dans le cimetière qui s’étendait derrière le presbytère, et ce bonhomme se trouvait présent – mais discrètement éloigné du gros de l’assistance de manière à ne pas être remarqué.
Il s’appelait Colter, et il était l’un dessacristains de la paroisse. Pour être brutalement franc, il s’agissait du fossoyeur.
"Que puis-je faire pour vous, Colter ?" demanda Geoffrey.
L’homme se mit à parler d’un ton hésitant "Ce sont les bruits, Monsieur, les bruits dans le cimetière. Sa Seigneurie ne connaît pas le repos, Monsieur, non, elle ne le connaît pas, j’en ai peur je-"
Geoffrey eut l’impression que l’on venait de lui porter un coup de poing à l’estomac. Il eut un hoquet étouffé et sentit une aiguille brûlante lui pénétrer le flanc, à la hauteur du pansement étroitement serré que lui avait fait le Dr Shinebone. Shinebone avait émis un pronostic peu réconfortant, disant à Geoffrey qu’il allait certainement contracter une pneumonie après être resté ainsi toute une nuit dans un fossé, sous une pluie glaciale ; mais trois jours s’étaient écoulés, et il n’avait eu ni début de fièvre, ni quintes de toux. Il s’était douté qu’il en serait ainsi : Dieu ne lâche pas aussi facilement les coupables. Il était convaincu que Dieu le laisserait vivre afin de garder longtemps, très longtemps, le souvenir de la malheureuse qu’il avait aimée.
"Est-ce que vous allez bien, Monsieur ? demanda Colter. J’ai entendu dire que vous aviez fait une terrible chute, l’autre nuit. (Il se tut un instant.) La nuit où elle-même est morte.
— Ca va, ça va, répondit lentement Geoffrey. Dites-moi, Colter, ces bruits que vous entendez… vous savez bien que c’est de la pure imagination, non ? "
L’homme parut offensé.
"De l’imagination ? s’exclama-t-il. Monsieur ! Un peu plus, vous allez me dire que vous ne croyez pas en Jésus et la vie éternelle ! Dites, est-ce que Duncan Fromsley n’a pas vu le vieux Patterson deux jours après ses funérailles, brillant comme un feu follet ? (Ce à quoi doit se résumer cette apparition, songea Geoffrey, un feu follet alimenté par le contenu de la dernière bouteille ingurgitée par le vieux Patterson) Et est-ce que la moitié de notre pauvre ville n’a pas vu ce vieux moine papiste marcher sur le chemin de ronde de Ridgeheath Manor ? On a même envoyé deux dames de la Société psy-pchy… de Londres pour le voir."
Geoffrey savait qui étaient ces deux "dames" auxquelles Colter faisait allusion. Une paire de mégères hystériques qui souffraient probablement des alternances de calme et de tempête qui caractérisent le climat de la ménopause, l’une et l’autre aussi maboules que possible.
"Les fantômes sont aussi réels que vous ou moi, poursuivait Colter le plus sérieusement du monde. Ça ne me gêne pas de penser qu’il en existe, mais ces bruits… ces bruits ont quelque chose qui glace les sangs, oui, qui glace les sangs, et je commence à avoir peur d’aller dans le cimetière. Dire qu’il faut que je creuse une tombe pour le petit bébé des Roydman, demain ! "
Geoffrey murmura une prière intérieure pour se contraindre à la patience. Son envie de vociférer quelque chose pour interrompre le malheureux fossoyeur était presque insurmontable. Il était en train de s’assoupir paisiblement devant son feu, un livre sur les genoux, lorsqu’il avait fallu que ce Colter vînt le tirer de sa somnolence… et il était à chaque seconde un peu plus réveillé, à chaque seconde un peu plus tourmenté par le chagrin qui revenait en force à l’idée que sa bien-aimée était morte. Déjà depuis trois jours dans la tombe, bientôt une semaine… puis un mois passerait… un an… dix ans. Le chagrin, pensa-t-il, pouvait se comparer à un rocher sur le rivage de l’océan. Quand on dormait, c’était comme si la marée l’avait recouvert, et l’on connaissait un certain soulagement.
Lorsque l’on s’éveillait, néanmoins, la marée ne tardait pas à baisser et le rocher à réapparaître, masse incrustée de parasites et d’une réalité indiscutable, chose qui se tiendrait là éternellement, à moins que Dieu ne choisît de la faire disparaître.
Et ce fou avait le toupet de venir ici lui conter des balivernes sur les fantômes !
Mais l’homme avait une expression tellement malheureuse que Geoffrey fut capable de se calmer.
"On aimait beaucoup Miss Misery – Sa Seigneurie, répondit doucement Geoffrey.
— Oh oui, Monsieur, certainement, acquiesça Colter avec ferveur." Il confia la garde de sa casquette à sa main gauche seulement et, de la droite, tira un mouchoir rouge disproportionné de sa poche. Il souffla bruyamment dedans, les yeux mouillés.
"Sa disparition a fait de la peine à tout le monde." Geoffrey porta la main à sa chemise et se mit à gratter nerveusement la gaze du lourd pansement qu’elle cachait.
"Oh oui, Monsieur, vous pouvez le dire, à tout le monde." Le mouchoir étouffait la voix de Colter, mais Geoffrey voyait ses yeux : l’homme pleurait, sincèrement ému. Ce qui restait de colère égoïste en lui se dissipa pour se transformer en pitié. "C’était une dame si bonne, Monsieur ! Oh oui, et une grande dame aussi, et c’est une terrible chose que Dieu nous l’ait enlevée ainsi-
— Oh oui, une vraie dame", fit doucement Geoffrey qui, à son grand plaisir, sentait ses yeux s’embuer et la pluie de ses larmes prêtes à jaillir comme un orage, lors d’une fin d’après-midi d’été. "Et parfois, Colter, reprit-il, lorsque quelqu’un d’aussi remarquable passe de vie à trépas, et en particulier si cette personne nous est chère, nous trouvons insupportable l’idée qu’elle nous ait quitté. Et on peut s’imaginer que ce n’est pas vrai. Est-ce que vous me suivez ?
— Oh oui, Monsieur répondit vivement Colter. Mais ces bruits, Monsieur… si vous les entendiez !
— De quelle sorte de bruits s’agit-il ?" demanda patiemment Geoffrey.
Il pensa que le fossoyeur allait lui parler de sons comme le bruit du vent dans les arbres, des sons amplifiés par son imagination, bien entendu ; ou peut-être du froissement d’herbe de quelque blaireau regagnant le ruisseau de Little Dunthorpe, qui passait derrière le cimetière. Il n’était donc guère préparé à entendre ce que souffla Colter, d’une voix étranglée par la terreur : "Des bruits de grattement, Monsieur ! On dirait qu’elle est encore en vie là-dedans et qu’elle cherche à retourner dans le monde des vivants, oui, exactement ! "
Chapitre 2
Quinze minutes plus tard, de nouveau seul, Geoffrey se rapprocha du buffet. Il roulait et tanguait en avançant comme un homme qui traverse le gaillard d’avant d’un bateau en pleine tempête. Il aurait pu croire que la fièvre dont l’avait menacé le Dr Shinebone avec un cynisme presque joyeux frappait enfin, et à coups redoublés, mais ce n’était pas la fièvre qui avait fait fleurir des roses rouges sauvages à ses joues et donné à son front la couleur d’un cierge de cire, ce n’était pas la fièvre qui lui faisait tellement trembler les mains qu’il faillit laisser tomber la bouteille de Brandy lorsqu’il la sortit du buffet.
S’il y avait une chance – la plus petite chance – que fût vraie l’idée monstrueuse que Colter venait de faire germer dans son esprit, alors il n’avait pas une seconde à perdre. Mais il sentait que s’il ne prenait pas un coup de fouet, il risquait de s’évanouir.
Geoffrey Alliburton fit alors quelque chose qu’il n’avait encore jamais fait et qu’il ne refit jamais de toute sa vie ; il leva la bouteille et but directement au goulot.
Puis il recula d’un pas et murmura : "Il faut aller voir cela, par le Ciel. Il faut y aller. Et si jamais je fais cette folle sortie pour découvrir en fin de compte qu’il n’y avait là que le délire sorti de l’imagination d’un vieux fossoyeur, je m’offrirai les oreilles de ce bon Colter pour décorer ma chaîne de montre, et peu me chaut qu’il ait aimé Misery ou non."
Chapitre 3
Il prit le cabriolet, conduisant sous un ciel d’une clarté surnaturelle ; la lune, aux trois quarts pleine, ne cessait d’apparaître et de disparaître derrière des bancs de nuages tumultueux comme les vagues d’un récif. Il ne s’était arrêté que pour prendre le premier vêtement venu dans le placard du hall – qui se trouva être une jaquette habillée marron. Les pans volaient derrière lui tandis qu’il fouettait Mary. La vieille jument n’appréciait pas de devoir trotter à ce rythme ; Geoffrey n’appréciait pas la douleur qui devenait plus insistante dans son épaule et son flanc… mais on ne pouvait rien faire pour pallier les souffrances de l’un comme de l’autre.
Des bruits de grattement, Monsieur ! On dirait qu’elle est encore en vie là-dedans et qu’elle cherche à retourner dans le monde des vivants, oui, exactement !
En elle-même, cette exclamation n’aurait pas suffi à le mettre dans un état proche de la terreur, mais il se souvenait être venu à Calthorpe Manor le lendemain de la mort de Misery. Lui et Ian s’étaient regardés, et Ian avait voulu sourire, en dépit de ses yeux dans lesquels brillaient des larmes contenues.
"Ce serait plus facile, avait murmuré Ian, si… si elle paraissait… paraissait plus morte. Je sais que cela peut sembler…
— Sans doute, répondit Geoffrey, essayant lui aussi de sourire, Bosh, l’entrepreneur des pompes funèbres, a-t-il exercé tout son art et-
— L’entrepreneur ! " hurla presque Ian, et pour la première fois Geoffrey avait compris que son ami chancelait au bord de la folie. "Entrepreneur ! Vampire ! Il n’y a pas d’entrepreneur et il n’est pas question qu’il y en ait un qui vienne pomponner mon amour et la transformer en poupée !
— Ian, cher, cher ami ! Vraiment, tu ne dois pas-" Geoffrey avait eu un geste comme pour lui tapoter amicalement le dos, geste qui avait tourné en embrassade. Les deux hommes pleurèrent dans les bras l’un de l’autre comme deux enfants fatigués, tandis que dans une autre pièce, l’enfant de Misery, âgé maintenant de presque un jour et qui attendait encore un nom, se réveillait et se mettait à pleurer. Mme Ramage, dont le brave cœur était aussi brisé que celui de son maître, commença à chanter une berceuse d’une voix chevrotante pleine de larmes.
Sur le moment, profondément inquiet pour l’état de santé mentale de Ian, il s’était moins inquiété des propos de son ami que de la manière dont il les avait tenus ; c’était seulement maintenant, alors qu’il fouettait Mary de plus en plus vigoureusement en dépit de ses propres souffrances, fonçant vers le cimetière de Little Dunthorpe, que ces mots étranges lui revenaient pour le hanter, à la lumière des propres paroles de Colter. Si elle paraissait plus morte. Si elle paraissait plus morte mon pauvre ami.
Mais ce n’était pas tout. Tard dans l’après-midi, ce même jour, et alors que les premiers habitants du village gravissaient la colline de Calthorpe Manor pour venir présenter leurs condoléances à leur seigneur en deuil, Shinebone était revenu. Il paraissait épuisé, pas très bien lui-même ; pas étonnant de la part d’un homme qui disait avoir serré la main de Wellington lorsqu’il était enfant (lui-même, non pas Wellington). Geoffrey pensait que l’histoire de Wellington était une invention, mais le vieux Shinny, comme Ian et lui l’appelaient lorsqu’ils étaient gamins, avait soigné toutes les maladies d’enfant de Geoffrey et déjà, à l’époque, il lui paraissait très, très âgé. Certes, pour un enfant, quiconque a plus de vingt-cinq ans est déjà un ancien ; mais Shinny devait bien avoir soixante-quinze ans à l’heure actuelle.
Il était vieux… et il venait de passer vingt-quatre heures terribles, frénétiques. Un homme âgé et fatigué n’aurait-il pas pu commettre une erreur ?
Une terrible, une effroyable erreur ?
C’était cette pensée, plus que tout le reste, qui l’avait poussé, dans son état, à affronter cette nuit de froid et de vent, à courir sous une lune qui bégayait d’incertaines apparitions entre les nuages.
Aurait-il pu commettre une telle erreur ? Une partie de lui-même, partie pusillanime et couarde, aurait presque préféré perdre Misery pour toujours qu’envisager les conséquences inévitables d’une telle erreur ; presque préféré nier que ce fût possible. Mais lorsque Shinny était arrivé…
Geoffrey s’était trouvé assis à côté de Ian, qui évoquait à mots hachés, et dans des phrases presque incohérentes, comment ils avaient tous les deux tiré Misery des griffes du vicomte de Leroux, le Français fou, lequel la tenait enfermée dans une oubliette, puis comment ils s’étaient échappés dans une charrette de foin et comment, à un moment critique, Misery avait détourné l’attention des gardes du vicomte en faisant sortir une jambe superbe et dénudée du foin et en l’agitant délicatement. Geoffrey se trouvait lui-même sous le coup de ses propres souvenirs de l’aventure et sous le coup encore plus grand de son chagrin ; il maudissait maintenant ce chagrin car pour lui (comme certainement pour Ian) c’est à peine s’il avait remarqué le vieux médecin.
Celui-ci ne lui avait-il pas paru étrangement distant, étrangement préoccupé ! Etait-ce seulement de la fatigue, ou y avait-il autre chose… un vague soupçon…?
Non, sûrement, protesta une voix en lui-même, d’un ton peu convaincu. Le cabriolet volait sur la côte qui menait au manoir. Celui-ci était sombre, mais – ah, bien ! – il aperçut encore une lumière dans le cottage de Mme Ramage.
"Hue, Mary !" cria-t-il en faisant claquer son fouet, ce qui lui arracha une grimace. "Encore un petit effort, et tu pourras te reposer, ma fille !"
Ce n’est certainement pas, certainement pas ce que tu t’imagines !
Mais le vieux Shinny n’avait examiné l’épaule luxée et les côtes cassées de Geoffrey que superficiellement, et c’est à peine s’il avait adressé quelques mots à Ian, en dépit du profond chagrin du jeune homme et de ses gémissements incohérents et fréquents. Non. Après une visite qui lui paraissait maintenant n’avoir duré que le strict nécessaire exigé par les conventions sociales, Shinebone avait demandé d’un ton calme : "Est-elle… ?
— Oui, dans le salon, avait réussi à répondre Ian. Ma pauvre Misery chérie repose dans le salon. Embrassez-la pour moi, Shinny, et dites-lui que je ne tarderai pas à la rejoindre !"
Sur ces mots, Ian avait de nouveau éclaté en sanglots, et après avoir marmonné ses condoléances, le médecin était passé dans le salon. Geoffrey avait maintenant l’impression de se souvenir que le vieux toubib y était resté plutôt longtemps… mais sa mémoire le trahissait peut-être sur ce point. Lorsqu’il en était sorti, cependant, il avait eu l’air presque joyeux, et de ce souvenir-ci il était sûr ; son expression était trop déplacée dans un endroit où tout n’était que larmes et chagrin, une pièce dans laquelle Mme Ramage avait déjà accroché les rideaux funéraires.
Geoffrey avait suivi le médecin à qui il avait adressé la parole dans la cuisine. Il espérait, avait-il dit, que le docteur ne manquerait pas de prescrire un somnifère à Ian, qui paraissait aller vraiment très mal.
Le vieux Shinny lui avait cependant paru complètement distrait. "Ce n’est pas du tout comme pour Miss Evelyn-Hyde, avait-il murmuré. De cela je me suis convaincu. "
Et il était retourné jusqu’à sa calèche, sans même répondre à la question de Geoffrey. Ce dernier était revenu à l’intérieur, oubliant déjà l’étrange remarque du médecin, et l’attribuant sans s’y attarder davantage à son grand âge, à la fatigue et à son propre chagrin. Ses pensées étaient revenues à Ian et il décida que, puisqu’il ne pouvait disposer d’un somnifère, il lui ferait ingurgiter de force du whisky jusqu’à ce que son malheureux ami perdît connaissance.
Remarque oubliée… rejetée.
Jusqu’à maintenant.
Ce n’est pas du tout comme pour Miss Evelyn-Hyde. De cela je me suis convaincu.
Mais de quoi s’était-il convaincu ?
Geoffrey l’ignorait, mais il avait bien l’intention de le découvrir, quel que soit le coût de cette enquête pour sa santé mentale. Et ce coût, reconnaissait-il, risquait d’être élevé.
Chapitre 4
Mme Ramage n’était pas encore couchée lorsque Geoffrey cogna à la porte du cottage, alors que d’ordinaire elle aurait déjà été au lit depuis deux heures. Depuis la mort de Misery, la brave femme retardait chaque soir un peu plus le moment de se retirer ; si elle était incapable de ne pas se tourner dans tous les sens dans son lit, au moins pouvait-elle repousser le moment où commençait son calvaire nocturne.
Bien qu’elle fût la femme la plus pondérée et la plus pratique du monde, les coups précipités frappés à sa porte la firent sursauter et lui arrachèrent un petit cri ; elle se brûla même la main avec le lait chaud qu’elle versait dans son thé. Depuis peu elle paraissait en permanence sur les nerfs, toujours sur le point de se mettre à crier. Il ne s’agissait pas là de chagrin même si celui-ci l’accablait presque complètement, mais d’un étrange sentiment, une sorte de tension grondante, qu’elle ne se souvenait pas avoir jamais éprouvée. Il lui semblait par moments que des pensées qu’il aurait mieux valu ne pas avoir l’encerclaient, juste hors de portée de son esprit fatigué et si amèrement triste.
"Qui frappe donc à dix heures ? s’écria-t-elle de derrière la porte. Qui que vous soyez, merci : je me suis brûlée !
— C’est Geoffrey, Madame Ramage ! Geoffrey Alliburton ! Ouvrez, pour l’amour du Ciel !"
Mme Ramage resta bouche bée, et elle avait déjà parcouru la moitié du chemin vers la porte lorsqu’elle se souvint qu’elle était en chemise et bonnet de nuit. Jamais elle n’avait entendu un timbre pareil dans la voix de Geoffrey, et elle était presque sur le point de croire que son ouïe la trahissait. S’il y avait dans le royaume britannique cœur encore plus intrépide que celui de son Lord bien-aimé, c’était bien celui de Geoffrey – et pourtant sa voix tremblait comme celle d’une femme au bord de la crise d’hystérie.
"Une minute, Monsieur Geoffrey, je suis à moitié nue !
— Le diable m’emporte ! Même si vous êtes toute nue, Madame Ramage, ouvrez cette porte, au nom de Jésus !"
Elle hésita seulement une seconde, puis alla vers la porte qu’elle déverrouilla et ouvrit. L’aspect de Geoffrey fit plus que la surprendre, et une fois de plus, elle entendit le grondement d’orage lointain de pensées confuses au fond de sa tête.
Geoffrey se tenait sur le seuil de la porte dans une étrange position inclinée, comme si sa colonne vertébrale avait été déformée pour avoir porté un sac de colporteur pendant des années. De la main droite, il se pressait le bras et le côté gauches. Il avait les cheveux en broussaille, et ses yeux brun foncé brillaient dans son visage blanc comme un linge. Sa tenue était tout à fait surprenante de la part de quelqu’un d’aussi soigneux – un dandy, presque – que l’était d’habitude Geoffrey Alliburton. Il portait une vieille jaquette élimée à la ceinture pendante, une chemise blanche sans cravate, col ouvert, et une paire de grossiers pantalons de serge que l’on aurait vus plutôt sur les jambes de quelque jardinier itinérant que sur celles de l’homme le plus riche de Little Dunthorpe. En outre, il avait aux pieds une paire de pantoufles éculées.
Mme Ramage elle-même, loin d’être habillée pour un bal à la cour, avec sa longue chemise de nuit blanche et son bonnet dont les rubans pendaient, tirebouchonnés, de part et d’autre de son visage comme les glands d’un abat-jour, écarquillait des yeux à l’expression de plus en plus inquiète en le regardant. Il s’était rouvert les plaies à la hauteur des côtes qu’il s’était cassées lors de son accident de cheval trois nuits auparavant, cela semblait évident, mais ce n’était pas seulement la douleur qui faisait étinceler ses yeux au milieu de ce visage de craie. C’était la terreur, une terreur qu’il avait toutes les peines du monde à contrôler.
"Monsieur Geoffrey ! Qu’est-
— Pas de questions ! répondit-il d’une voix rauque. Pas encore, pas avant d’avoir répondu à la mienne.
— Quelle question ?" Elle était gagnée par la peur, maintenant, et sa main gauche vint se contracter en un poing serré sur son opulente poitrine.
"Est-ce que le nom de Miss Evelyn-Hyde signifie quelque chose pour vous ?"
Et tout d’un coup, elle comprit d’où provenait cette impression d’orage mijotant au fond d’elle-même depuis la terrible nuit de samedi. Quelque chose en elle devait avoir eu cette épouvantable pensée, devait l’avoir refoulée, car elle n’eut besoin d’aucune explication. Le seul nom de l’infortunée feu Evelyn-Hyde, de Storping-on-Firkill, le village sis à l’ouest de Little Dunthorpe, suffit à lui arracher un cri terrible.
"Oh, par tous les saints ! 0 Seigneur Jésus ! A-t-elle été enterrée vive ? Aurait-on enterré vivante ma pauvre chérie ?"
Et avant même que Geoffrey eût le temps de répondre, ce fut au tour de la solide et inaltérable Mme Ramage de faire quelque chose qu’elle n’avait jamais fait auparavant et qu’elle ne referait jamais : elle perdit connaissance et s’effondra d’un seul coup sur le sol.
Chapitre 5
Geoffrey n’avait pas de temps à perdre à chercher des sels ; il doutait d’ailleurs qu’un vieux soldat comme Mme Ramage en conservât par-devers elle. Il trouva en revanche sous l’évier un chiffon imprégné d’une odeur d’ammoniaque, qu’il ne se contenta pas de lui passer sous le nez : il l’appuya un instant sur son visage. L’éventualité formulée par Colter, aussi improbable qu’elle fût, était trop effroyable pour s’arrêter à de telles considérations.
Elle tressaillit, poussa un cri et ouvrit les yeux. Elle regarda un instant Geoffrey avec une expression interloquée d’incompréhension. Puis elle se mit sur son séant.
"Non, dit-elle. Non, Monsieur Geoffrey, ne me dites pas que vous y croyez, ne me dites pas que c’est vrai-
— Je ne sais pas si c’est vrai ou non, répondit-il, mais nous devons nous en assurer immédiatement. Immédiatement, Madame Ramage. Je pourrais pas faire tout le déblaiement moi-même, s’il y a du déblaiement à faire…" (Elle écarquillait les yeux, horrifiée, pressant les mains si violemment contre sa bouche qu’elle en avait les ongles blanchis.) "Pourrez-vous m’aider, si besoin est ? Je ne vois vraiment personne d’autre…
— Notre Lord, murmura-t-elle, notre Lord Ian-
— Il doit tout ignorer de cette affaire tant que nous n’en saurons pas davantage nous-mêmes ! la coupa-t-il. Si Dieu est miséricordieux, il n’en saura jamais rien." Il n’osa pas formuler devant elle le fol espoir qui hantait son esprit, fol espoir qui lui paraissait aussi monstrueux que ses craintes. Si Dieu était véritablement très miséricordieux, il le saurait avant la fin de la nuit… quand sa femme, et son seul amour, lui serait rendue, un retour d’entre les morts aussi miraculeux que celui de Lazare.
"Oh, c’est terrible, terrible !" fit-elle d’une petite voix flageolante. S’agrippant à la table, elle se remit elle-même sur pied. Elle oscilla un peu, une fois debout, des mèches de cheveux pendant des bords de son bonnet de nuit.
"Vous sentez-vous suffisamment bien ? demanda-t-il d’un ton radouci. Sinon, je vais y aller tout seul et faire du mieux que je pourrai."
Elle prit une profonde inspiration traversée d’un frisson et souffla. Son oscillation s’arrêta. Elle fit demi-tour et se dirigea vers l’arrière-cuisine. "Il y a une paire de pelles dans l’appentis, dehors, dit-elle, ainsi qu’un pic, je crois. Allez les jeter dans votre cabriolet. Et il reste une demi-bouteille de gin dans l’arrière-cuisine. Personne n’y a touché depuis la mort de mon pauvre Bill, il y a cinq ans, la nuit de la Saint-Pierre. J’en prends une gorgée et je vous rejoins, Monsieur Geoffrey.
— Vous êtes une femme courageuse, Madame Ramage. Faites vite.
— Oh, comptez sur moi !" répondit-elle tandis qu’elle s’emparait de la bouteille de gin d’une main qui le tremblait qu’à peine. On ne voyait pas de poussière sur la bouteille – l’arrière-cuisine elle-même n’échappait pas à la guerre impitoyable menée contre la poussière par la gouvernante – mais l’étiquette, sur laquelle on lisait CLOUGH & P00R B00ZIERS était jaunie. "Vous-même, ne traînez pas !"
Elle avait toujours eu les alcools en horreur, et son estomac se révolta contre l’abominable goût de genièvre et la consistance huileuse du produit, mais elle tint bon. Cette nuit, elle allait en avoir besoin.
Chapitre 6
Sous les nuages qui couraient toujours d’est en ouest, formes plus noires encore contre un ciel noir, et alors que la lune venait se poser sur l’horizon, le cabriolet forçait vers le cimetière. C’était Mme Ramage qui conduisait maintenant et faisait claquer son fouet au-dessus des oreilles de la pauvre Mary, tout effrayée, laquelle leur aurait dit, si les chevaux avaient pu parler, que tout cela était injuste, qu’elle aurait dû normalement se trouver en train de somnoler bien au chaud dans son écurie à cette heure de la nuit. Les pelles et le pic jacassaient sèchement les uns contre les autres, et la vieille gouvernante se fit la réflexion que quiconque les aurait vus dans cet équipage aurait été saisi de peur : ils devaient avoir l’air de deux revenants sortis de l’une des histoires de ce Monsieur Dickens dont on commençait à parler… ou encore d’un revenant dans un cabriolet conduit par un fantôme. Car elle était tout en blanc, n’ayant même pas pris le temps d’aller décrocher sa robe de chambre. Sa chemise de nuit flottait autour de ses chevilles alourdies, gonflées de varices, et les rubans de son bonnet voletaient derrière elle comme des oriflammes.
L’église fut enfin en vue. Elle engagea Mary dans l’allée qui la longeait, frissonnant au susurrement inquiétant du vent dans les chéneaux. Elle se demanda un bref instant pour quelles raisons un lieu aussi saint qu’une église pouvait bien paraître aussi effrayant de nuit, puis elle comprit que ce n’était pas l’église, mais le but de leur sortie qui la terrorisait.
Sa première pensée, en sortant de son évanouissement, avait été que Lord Ian devait les aider – n’avait-il pas été présent en toutes circonstances, grandes ou petites, sans jamais faire preuve de faiblesse ? L’instant suivant, elle se rendait compte de la folie de cette idée. Ce n’était pas le courage de Lord Ian qui était en question, mais sa santé mentale.
Elle n’avait pas eu besoin de se le faire dire par Mr Geoffrey ; le souvenir de la pauvre Evelyn-Hyde avait suffi.
Il lui vint tout à coup à l’esprit que ni Lord Ian ni Geoffrey ne s’étaient trouvés à Little Dunthorpe lorsque le drame s’était produit, il y avait environ six mois de cela. Misery venait d’entrer dans la période faste de sa grossesse ; les nausées matinales étaient terminées, son ventre n’avait pas encore cette lourdeur des derniers mois et l’inconfort qui en résulte, et elle avait joyeusement envoyé les deux hommes passer une semaine à Oak Hall, à Doncaster, pour chasser le coq de bruyère, jouer aux cartes, faire des parties de football, le nouveau jeu à la mode, et se livrer à toutes les folies masculines que l’on pouvait imaginer. Lord Ian s’était montré tout d’abord réservé, mais Misery lui avait juré qu’elle allait admirablement bien, et elle avait presque dû le mettre dehors. Mme Ramage ne doutait pas que Misery irait parfaitement bien ; mais à chaque fois que Lord Ian et Monsieur Geoffrey partaient pour Doncaster, elle se demandait si l’un d’eux, sinon tous deux, n’allait pas revenir les pieds devant, sur une charrette.
Le château de Oak Hall était la propriété de famille d’Albert Fossington, un ami de Ian et Geoffrey du temps du collège. Mme Ramage croyait sincèrement que Bertie Fossington était fou. Quelques années auparavant, il avait mangé son poney de polo favori ; l’animal s’était cassé deux jambes et avait dû être abattu. Le manger avait été un geste d’affection, d’après Lord Albert. "Appris ça chez les guerriers nègres du Cap, avait-il expliqué. Les Griquas. Des types merveilleux. Mettent des tas de trucs dans leurs babines. Il y en a, on dirait qu’ils pourraient se fourrer l’encyclopédie royale en dix volumes dans la lèvre inférieure, ha ! ha ! M’ont appris qu’un homme doit manger les choses qu’il aime. Poétique dans le genre macabre, non ?"
En dépit de cette bizarrerie de comportement, Lord Ian et Monsieur Geoffrey éprouvaient la plus grande affection pour Lord Albert. Je me demande si ça veut dire qu’ils devront le manger lorsqu’il sera mort ? s’était interrogée Mme Ramage à l’issue d’une visite de Bertie Fossington, au cours de laquelle il avait voulu jouer au croquet avec l’un des chats de la maison, auquel il avait bien failli casser la tête, et ils avaient passé près de dix jours à Oak Hall au cours de ce dernier printemps.
A peine un jour ou deux après leur départ, on avait trouvé Miss Charlotte Evelyn-Hyde, de Storping-on-Firkill, morte sur la pelouse, derrière sa maison, Cove o’Birches. Un bouquet de fleurs fraîchement coupées gisait à côté de sa main droite. Le médecin du village était un nommé Jonathan Billford, homme compétent de l’avis général. Il avait malgré tout fait appel à son collègue, le Dr Shinebone, pour avoir son avis. Billford avait fait un diagnostic d’attaque cardiaque foudroyante ; mais la jeune fille était très jeune (elle n’avait que dix-huit ans) et paraissait éclatante de santé. Billford était intrigué.
Quelque chose paraissait ne pas aller. Le vieux Shinny s’était montré manifestement aussi intrigué que lui, mais avait fini par approuver le diagnostic. Ce que fit aussi tout le village : le cœur de la pauvrette était mal constitué, c’était tout ; de telles choses sont rares, mais chacun se rappelait un cas semblable s’étant produit à un moment ou un autre. C’est probablement cet accord unanime qui empêcha le Dr Billford de perdre sa clientèle – sinon sa tête – après le sinistre dénouement de l’affaire. Car si tout le monde trouvait bizarre la mort de la jeune fille, il n’était venu à l’idée de personne qu’elle ne fût point morte.
Quatre jours après son enterrement, une femme âgée du nom de Mme Soames (Mme Ramage la connaissait vaguement) aperçut quelque chose de blanc qui gisait sur le sol du cimetière de l’église, en venant déposer des fleurs sur la tombe de son défunt époux, mort l’hiver précédent. C’était trop gros pour être un pétale de fleur, et elle crut tout d’abord à quelque oiseau mort. En s’en approchant, elle se rendit compte que l’objet blanc n’était pas simplement posé sur le sol, mais qu’il en dépassait comme s’il y était planté. Faisant encore deux ou trois pas hésitants, elle vit alors une main qui se tendait à travers la terre d’une tombe fraîchement creusée, les doigts pétrifiés en un geste horrible de supplication. Tous les doigts sauf le pouce, se terminaient par un os ensanglanté.
Mme Soames courut hors du cimetière en criant, et galopa ainsi sans s’arrêter jusqu’à la grand-rue de Storping – une course de près de deux kilomètres – pour aller informer le barbier, qui faisait également office de constable local. Sur quoi elle avait perdu connaissance ; on dut la coucher, et elle resta alitée presque un mois. Personne, au village, n’y trouva à redire.
On avait bien entendu exhumé le cadavre de la malheureuse Evelyn-Hyde, et tandis qu’ils s’approchaient du portail du cimetière de Little Dunthorpe, Mme Ramage se mit à regretter amèrement d’avoir écouté le récit de cette exhumation. Il était épouvantable.
Le Dr Billford, lui-même secoué au point d’être à deux doigts de perdre la raison, émit un diagnostic de catalepsie. La malheureuse enfant s’était retrouvée dans une sorte d’état de transe proche de la mort, tout à fait semblable à celui que savent provoquer à volonté certains fakirs indiens avant d’être enterrés vivants ou de se faire traverser la peau par des aiguilles. Elle était restée dans cet état de transe pendant au moins quarante-huit heures, et peut-être soixante. Assez longtemps, en tous les cas, pour se réveiller non pas sur la pelouse de la maison où elle cueillait des fleurs, mais enterrée vive dans son cercueil.
La jeune fille s’était farouchement battue pour sa vie, et Mme Ramage trouvait maintenant, tout en suivant Geoffrey dans le cimetière, au milieu d’une brume de sol qui transformait les croix des tombes en îlots isolés, que ce qui aurait dû être une preuve de noblesse ne faisait qu’ajouter en horreur à ce tragique événement.
La jeune fille était fiancée. A sa main gauche – pas celle qui était sortie du sol, pétrifiée comme une main de noyée – elle avait sa bague de fiançailles, surmontée d’un diamant. Elle avait commencé par déchirer la garniture de satin de son cercueil et, pendant Dieu seul savait combien d’heures, elle s’en était servie pour creuser petit à petit le couvercle de bois. A la fin, manquant d’air, elle avait apparemment utilisé l’anneau pour agrandir l’excavation et la main droite pour s’ouvrir un chemin vers le ciel. Mais elle y était arrivée trop tard. Elle avait le visage congestionné, et les yeux injectés de sang emplis d’une horrible expression d’épouvante.
Dans le clocher de l’église, le carillon se mit à égrener les douze coups de minuit – l’heure à laquelle, lui avait dit sa mère, s’entrouvrent légèrement les portes qui séparent la vie de la mort, permettant aux défunts de passer d’un monde à l’autre – et Mme Ramage dut consentir un effort surhumain pour ne pas s’enfuir en hurlant, prise d’une panique qui n’aurait fait que s’accroître à chaque pas. Elle savait que si elle se mettait à courir, elle ne s’arrêterait que pour tomber, morte ou évanouie.
Femme stupide et couarde ! s’invectivait-elle intérieurement, se reprenant pour ajouter : non seulement stupide et couarde, mais égoïste ! C’est à notre Lady Misery que tu dois penser maintenant, et non à tes peurs imbéciles ! et s’il existe la plus petite chance que notre Lady…
Ah, mais non c’était de la folie pure de seulement envisager une chose pareille. Cela faisait trop, trop longtemps.
Geoffrey l’avait conduite jusqu’à la tombe de Misery et tous deux s’étaient immobilisés, comme hypnotisés. lady calthorpe, lisait-on sur la pierre. En dehors de ses dates de naissance et de mort, on avait ajouté : aimee de tous.
La vieille gouvernante regarda Geoffrey et dit, comme si elle se réveillait d’un songe : "Nous n’avons pas apporté les outils.
— Non… non, pas encore", répondit-il. Sur ce, il s’étendit de tout son long sur le sol et plaça une oreille contre la terre, où l’on voyait déjà les pointes tendres de l’herbe nouvelle au milieu des mottes plus ou moins bien remises.
Pendant quelques instants, la seule expression affichée par le jeune homme, à la lueur de la lampe qu’ils avaient prise avec eux, fut celle qu’il gardait depuis que Mme Ramage lui avait ouvert sa porte : un air d’épouvante angoissée. Puis cette expression se transforma, laissant la place à une autre, dans laquelle à la plus extrême horreur se mêlait quelque chose qui ressemblait à un espoir fou.
Il leva vers Mme Ramage des yeux exorbités, tandis que sa bouche s’agitait. "Je crois qu’elle vit", finit-il par articuler d’une voix étranglée, sans force. "Oh, Madame Ramage…"
Il se tourna soudain sur le ventre et se mit à hurler vers la terre – d’une manière qui, en d’autres circonstances, aurait été comique : "Misery ! MISERY ! NOUS SOMMES ICI ! NOUS SAVONS ! TENEZ BON, MA CHERIE !"
L’instant suivant il était debout et fonçait à toutes jambes vers le cabriolet où étaient restés les outils, agitant de tourbillons la brume placide qui montait du sol.
Les genoux de la gouvernante se dérobèrent sous elle ; elle bascula en avant, sur le point de s’évanouir une deuxième fois. Involontairement, aurait-on dit, sa tête glissa de côté et son oreille droite vint se coller au sol – elle avait vu des galopins faire de même contre un rail pour entendre arriver le train.
Et elle l’entendit – des grattements presque imperceptibles montant de la terre –, non pas le bruit d’un animal qui creuse, mais celui de doigts impuissants à entamer du bois.
Elle prit une grande inspiration qui provoqua un hoquet, mais qui parut faire repartir son cœur. A son tour elle cria : "NOUS ARRIVONS, MA LADY ! LOUE SOIT DIEU ET PRIONS JESUS POUR QUE NOUS ARRIVIONS A TEMPS !"
Elle se mit aussitôt à arracher frénétiquement les mottes encore mal tassées de ses doigts tremblants, et alors que Geoffrey n’avait mis qu’un instant pour revenir, à son retour elle avait déjà creusé un trou de vingt centimètres.